
Dans les pas de Saint Ignace
Descripción
Ce n’est le rêve ni l’ambition d’aucun jésuite de devenir le Supérieur Général de la Compagnie de Jésus. Sur ce point, saint Ignace était d’ailleurs très strict : tout jésuite qui désire le poste est de ce fait disqualifié.
Mais en 1983, mon nom ne figurait sur aucune liste ; et cette année, celui du Père Adolfo Nicolás n’était pas parmi les favoris. Ainsi, le jésuite qui est élu est une surprise pour beaucoup, et il est lui-même pris par surprise.
Le jour de l’élection, les 225 électeurs célèbrent l’Eucharistie ensemble, puis se rendent à la Salle de réunion pour une heure de prière silencieuse, après avoir cependant écouté un des électeurs leur rappeler le profil et le cahier des charges du Supérieur Général, selon ce que saint Ignace a écrit dans les Constitutions. C’est un portrait idéal, à tel point que saint Ignace lui-même reconnaît comme hautement improbable qu’on puisse trouver quelqu’un ayant toutes ces qualités. Il a dû ajouter cette note consolante : « Si une de ces qualités arrivait à manquer, le nouveau Supérieur Général devrait au moins avoir une grande probité et de l’amour pour la Compagnie ». Cet amour de la Compagnie n’est pas une simple affaire de sentiment ; il doit s’incarner. Si le jésuite est un serviteur de la mission du Christ, il est plus que probable que la Congrégation Générale préfère élire un jésuite « en mission » pour annoncer la Bonne Nouvelle du Seigneur là où le Christ est peu ou pas connu. Fait significatif : les trois derniers Supérieurs Généraux élus ont été des « missionnaires », des Européens envoyés au Japon ou au Proche Orient.
L’âge du Supérieur Général élu joue bien entendu un rôle. Un généralat long de plus de vingt années a l’avantage d’assurer une continuité ; un généralat plus bref permet un nouveau départ dans la vie de la Compagnie. De toute manière, le Supérieur Général est élu à vie – ce que le père Pedro Arrupe interprétait au sens de « vitalité » : c’est-à-dire aussi longtemps que le Général est en mesure de donner une nouvelle vie à la Compagnie. Il est très peu probable qu’un jésuite qui n’a jamais quitté son pays natal, qui ne parle que sa langue maternelle, qui n’a jamais été supérieur, qui a des problèmes sérieux de santé et qui n’a aucun talent pour la communication, devienne Supérieur Général, même s’il est un saint homme et un jésuite remarquable. Mais même sans ces handicaps, un jésuite se sentira mal préparé pour le poste, et il n’existe pas de formation ou de préparation pour son apprentissage. Dans mon cas, comme il était difficile de comprendre ce que disait le Père Arrupe après la thrombose qui l’avait paralysé, nos conversations n’ont pas pu aller très loin.
Lorsque, dans un bref message à la Compagnie après mon élection, j’ai avoué ne pas connaître la Compagnie universelle, je disais la stricte vérité. J’ai toujours considéré comme une grande grâce de Dieu la décision de mes supérieurs de m’envoyer au Proche Orient. La spiritualité des Eglises orientales et la sagesse des gens au Liban, en Syrie et en Egypte ont enrichi notre vie jésuite, malgré les troubles et situations de guerre quasi permanents dans cette région, véritable poudrière. Mais une des conséquences de la lutte pour la survie des hommes et de la foi chrétienne au Proche Orient a été que des questions de portée plus large comme la mise en œuvre de Vatican II, la sécularisation croissante, la théologie de la libération, le renouveau de la vie consacrée et les tensions dans les relations avec le Saint Siège, restaient bien éloignées de nos soucis apostoliques au Proche Orient. Une fois élu Supérieur Général, j’ai donc eu à découvrir la Compagnie universelle. Je suis encore très reconnaissant pour tous les conseils et l’aide reçus des membres de la Curie généralice, car ils ont rendu possible ce qui semblait être une mission impossible.
Pendant les 24 années suivant mon élection, j’ai visité quasiment tous les pays où travaillent les jésuites. Je les ai rencontrés dans les institutions les plus sophistiquées et les bidonvilles, dans les paroisses et les camps de réfugiés, dans les noviciats et les maisons de troisième âge, dans les centres spirituels et les stations de radio ou de télévision. J’ai eu le privilège de rencontrer, de manière très proche, un grand nombre de jésuites dévoués à la continuation de la mission du Christ, en dépit de limites humaines et de faiblesses inévitables. Ces jésuites travaillent souvent dans des conditions extrêmement difficiles, non seulement du point de vue de la pauvreté matérielle, mais aussi spirituellement, lorsque leur mission se heurte à la « vie moderne » ou au fondamentalisme religieux, ou tout simplement à une froide indifférence. Et puis, j’ai eu l’immense privilège de connaître quelques jésuites appelés à vivre au pied de la lettre les paroles du Seigneur : il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Jésuites au Salvador, en Afrique, en Inde, et ici au Liban, qui ont donné leur vie en témoignage d’amour et de fidélité au Seigneur.
Toutes ces rencontres m’ont appris à aimer la Compagnie – tous ces « amis dans le Seigneur », comme disait Saint Ignace. Nous devons rendre grâce au Seigneur de ce que, malgré une diversité déconcertante de personnalités, de caractères, de langues et de cultures, le corps universel de la Compagnie est demeuré non pas une « uniformité » mais une « union des cœurs et des esprits », fondée sur l’expérience unique des Exercices spirituels qui nous mettent ensemble sur un chemin vers Dieu, et nous inspirent de continuer la mission du Christ.
Comme la récente Congrégation Générale l’a perçu, trois principes ignatiens – l’amour de Dieu notre Seigneur, l’union des esprits et des cœurs, et l’obéissance qui envoie chacun de nous en mission où que ce soit dans ce monde- nous rendent capables d’accomplir la mission du Christ en surmontant les divisions de notre monde fragmenté. Car construire des ponts par-dessus les frontières est d’importance cruciale dans le monde d’aujourd’hui, que le Seigneur désire d’un grand désir sauver et guérir.
Peter-Hans Kolvenbach, S.J.